Alice ou la Dernière Fugue

 

Alice ou la Dernière Fugue, film français de Claude Chabrol, sorti en 1977.

Un film étrange et peu connu de Chabrol, qui mérite une vision attentive.

  • Réalisation : Claude Chabrol
  • Scénario : Claude Chabrol
  • Production : Pierre Gauchet
  • Image : Jean Rabier
  • Musique originale: Pierre Jansen
  • Sortie en France : 19 janvier 1977
  • Durée : 93 minutes

Distribution:

  • Sylvia Kristel : Alice Carroll
  • Charles Vanel : Henri Vergennes
  • André Dussolier : le jeune homme du parc
  • Bernard Rousselet : le mari
  • Fernand Ledoux : le vieux docteur
  • Jean Carmet : Colas
  • François Perrot : l'homme de 40 ans
  • Thomas Chabrol : le garçon de 13 ans

Critique

Le film commence assez étrangement. Dans une première scène en intérieur dans un grand appartement, qu'on devine vaguement parisien. Alice Carroll, interprétée par Sylvia Kristel, l'intellectuelle érotique d'"Emmanuelle" écoute longuement, sans qu'il y ait eu aucun générique, la conversation de son mari trentenaire.
Ce mari est un peu grande gueule, désinvolte, c'est le mâle typique des années 1970, en quelque sorte. Il lui raconte des histoires de boulot. Elle écoute et ne bronche pas. Le mari n'est pas spécialement sympathique, comme la plupart des personnages bourgeois et masculins de Chabrol.
Quand le mari a fini, Alice lui annonce avec son accent anglo-saxon qu'elle le quitte, parce qu'elle ne le supporte plus. Le mari, affolé par cette déclaration inédite et inattendue, change d'attitude et essaie de la retenir avec de pitoyables arguments comme "Attends demain pour partir, tu seras reposée et il ne pleuvra plus, ça sera moins dangereux si tu prends la voiture !".
Elle est presque désinvolte, forte, ne bronche quasiment pas, même quand, derrière les arguments du mâle, on devine un machisme sous-cutané pas atrocement ignoble, mais juste un peu banal.
Alice ne justifie rien, et ne peut que lui dire :"Je ne peux plus te supporter", très calmement du reste. Scène en demi-teinte, presque vidée, opposition même pas caricaturale, juste bizarre et un peu désincarnée.
Monsieur parait plus antipathique devant le superbe visage de Madame. Elle fait sa valise. Le montage est très nerveux et la scène se termine sur un plan fixe, presque noir, qui montre Monsieur et Madame, chacun dans l'embrasure d'une porte, en silhouettes expressionnistes.

Le générique arrive enfin sur Alice, un peu fragile, un peu perdue, qui roule sous la pluie battante en se remémorant ou en imaginant les arguments de son ex-mari pour qu'elle ne parte pas. Le pare-brise de la voiture se fendille. Alice le perce d'un coup de poing emmitouflé dans un chiffon, mais rien n'y fait, avec cette pluie, on n’y voit rien, avec ou sans pare-brise. Elle s'arrête dans une propriété où elle est accueillie par Henri Vergennes, grand bourgeois, châtelain même, et son majordome.
On lui offre couvert et gîte pour la nuit. Dans la nuit justement, Alice est réveillée par des bruits, regarde par la fenêtre pour ne voir que des ombres qui passent sur les champs. Elle prend un somnifère et dort. Le lendemain, le petit château est vide, le petit-déjeuner est préparé. Alice prend sa voiture et part. Elle ne trouvera jamais la sortie de la propriété, entourée de bois et d'un mur d'enceinte.

Le sujet, ouvertement fantastique sans qu'on n’y croie totalement, est bien sûr largement et ouvertement inspiré de ALICE au pays des merveilles de Lewis CARROLL, sans que ce soit un décalque. On y retrouve le sens de la logique de Lewis Carroll. C'est dans la mise en scène que c'est le plus étonnant. Le cadre est vraiment beau, mais semble dans le même temps banalisé, sans chercher le lyrisme. Chabrol construit un labyrinthe logique et spatial. Géographiquement, le montage est très efficace et spatialise les décors, avec une efficacité redoutable, mi-fantastique, mi-roublarde.
Chabrol pousse son art dans un jeu complexe qui tient en une espèce de simplicité des situations qui débouche sur un fantastique aux abysses vertigineuses.

Le décor est beau, mais simple. Pas d'effets spéciaux compliqués. Chabrol utilise un jeu de leviers de mise en scène rigoureux : chorégraphie des entrées et sorties d'acteurs dans le plan, mais jeu assez naturel à l'intérieur de celui-ci ; utilisation systématique du champ / contrechamp mais avec une subtilité car, dans ce découpage frontal, Il peut se faire que "quelque chose" ou "rien" habite le contrechamp.
Les mouvements de caméra sont parfois rigoureux, parfois gratuits, un très beau jeu de lumières fait d'ombres et éclairages artificiels, très beaux, signés Jean Rabier, produisent un film arythmique, c'est-à-dire au rythme contemporain avec de fabuleuses sautes ou quelques enlisements.
Dès le départ et la scène d'introduction, qui en éludant le générique ne nous laisse aucun répit, on sent qu'il y aura du découpage et du décalage. La scène de la fuite en voiture, par exemple, est quelque chose de simple et sublime. Sur le pare-brise apparaissent en surimpression des scènes avec le mari qui lui parle, d'abord face caméra, puis une scène entre Alice et lui, puis coupe où l’on revient dans l'appartement, illogique, puisque ce morceau de scène aurait dû apparaître sur "l'écran" du pare-brise, puis retour sur le pare-brise qui se brise.

Les acteurs sont très bons, utilisés avec intelligence et espièglerie. Silvia Kristel, qui avait déjà deux films de la série "Emmanuelle" dans son palmarès, balbutie le français, mi-improbable mi-touchante, mais toujours avec une belle dévotion et une belle énergie, dans un mélange de timidité et de confiance absolue dans le metteur en scène.

A l'inverse du cinéma de Alfred Hitchcock et à l'instar de celui-ci de Fritz Lang, l'univers de Claude Chabrol odéit à la fois aux lois de la physique et de la pesanteur, ce qui est vu est toujours objectif, réel, tangible. Ce qui est subjectif, c'est la vision, l'interprétation qu'en a celui qui regarde. Dans Alice ou la dernière fugue, l'héroïne tente désespérément de s'échapper de la propriété où elle a été recueillie après son accident, en fonçant à tombeau ouvert, droit dans le paysage. A chaque fois, un obstacle l'arrête et la ramène à son point de départ, comme si elle ne pouvait franchir la paroi de verre qui la sépare de la réalité. Lorsque cette frontière, à la fois obstacle et protection, est brisée, dans la dernière séquence, il y a confusion entre l'imaginaire et le réel, l'intérieur et l'extérieur, donc la mort devient nécessaire.

Des morceaux de bravoure, il y en a des dizaines. On notera la fuite en voiture, l'effet déformant dans un effet spécial sublime et simplissime, l'horrible dernier dialogue avec Carmet, le disque qui passe dans la scène avec l'homme de 40 ans, l'incroyable contournement du mur qui se termine par une scène complètement délirante.

La double fin nous surprend : que s'est-il passé dans le noir quand Alice a poussé la petite porte ? Le spectateur pourrait évidemment lire a posteriori la seconde partie du film comme l'un de ces évanouissements où, paraît-il, on revoit sa vie tout entière en quelques instants. La musique peut aider à y voir un peu plus clair. Nous entendons au cours du film deux mouvements du concerto de piano n°24 (K 491), concerto qui exprime les épreuves et les combats que doit affronter l'homme pour maîtriser cette vie et lui donner un sens. Mais nous n'entendrons pas le troisième et dernier mouvement. Le double final du film est aussi un aveu d'incomplétude, qui contribue en partie seulement à évacuer l'angoisse. Il tempère paradoxalement le pessimisme qui l'emporterait dans sa tonalité générale.