Eros + Massacre (エロス+虐殺, Erosu + Gyakusatsu) de Kijû Yoshida , film japonais , sorti en 1969

Eros+Massacre prend comme point de départ l’intérêt la démarche qui conduit Eiko, une jeune étudiante japonaise à la faculté de design de Tokyo, dans les années 1960 à s’interroger sur la figure mythique de Sakae Osugi, anarchiste assassiné en 1923. Figure contestataire, proche des mouvements socialistes, il élabora et appliqua des théories sur l’amour libre avant d’être assassiné dans la confusion qui a suivi le grand tremblement de terre de 1923, par un officier de l’armée japonaise avec l’une de ses maîtresses Noe Itô et leur neveu de sept ans. Osugi a inspiré la jeunesse nihiliste japonaise, ce qui permet à Yoshida de mêler la période de l’anarchiste à celle de ceux qui le citent et subissent son influence.Eiko Sokuta interroge Mako, la fille de Noe Itô qui a survécu. Eiko par ailleurs est la maîtresse de Unema, réalisateur de pubs qui paye ses services érotiques. Eiko est ainsi inquiétée pour prostitution par un inspecteur de police. Mais elle est surtout amoureuse de Wada un étudiant anarchiste ami de Unema qui ne répond pas à ses avances.

Eiko tente de reconstituer la première rencontre en 1916 entre Sakae Osugi et Noe Itô, alors âgée de 21 ans et sur le point d'abandonner son troisième mari, le poète Jun Tsuji avec lequel elle avait eu deux enfants. Eiko imagine aussi la rupture entre Noe Itô et Jun Tsuji grâce auquel elle était devenu redactrice en chef d'une revue féministe militante. Ainsi parallèlement au fil de la vie Eiko se nourrit de ce qu'elle sait de Sakae Osugi de ses amours avec Noe Ito, avec son épouse Yasuko Hori et sa maîtresse Itsuko Masaoka. Elel se souvient ainsi de l'affaire Hikage-no-chaya où Utsuko Masaoka poignarda Osugi en 1916.

En faisant le lien entre le demi-siècle qui les sépare, le va-et-vient constant entre les époques et les épisodes des vies respectives des uns et des autres à des années de distance abolit les axes temporels. Aussi, Osugi évolue parfois dans des décors anachroniques avec en arrière-plans des buildings et leurs néons, tandis que Eiko va interroger Noe Ito avec un micro. Les personnages du présent essaient de se raccrocher au passé révolu et de renouer avec lui et le cinéaste leur offre la possibilité de flotter entre les époques et de converser entre eux en un axe unifié. Mais quelles que soient les générations, du temps des utopies socialistes au temps du nihilisme du 20ème siècle, la jeunesse semble être condamnée à tourner en rond avec la même incertitude, dans un Japon qui sombre et l’entraîne dans son sillage. Eros+Massacre est le premier volet d’une trilogie où la réflexion autour des mouvements idéologiques et leur répercussion aux niveaux individuel, collectif et historique lui sert également de champ d’expérimentation formelle: après l’anarchisme, il s’attaquera au communisme dans Purgatoire Eroïca puis au nationalisme dans Coup d’état.

C’est la première fois que le cinéaste s’attache à évoquer un personnage du passé, mais c’est pour mieux rester ancré dans le reflet contemporain, et s’interroger sur le présent à travers des générations qui se cherchent, fuient dans le nihilisme, et ce, en remontant aux sources de leur désenchantement. Il rejoint de ce fait les désillusions de la pensée historique moderne, désormais persuadée que sa lecture du passé sera irrémédiablement dépendante du vécu contemporain. Il s’attache à décrire une transition historique, entre la tradition et la modernité, à travers des espoirs de changements des utopies socialistes et libertaires jusqu’à la prise de conscience de l’échec de ces idéologies et le vertige du néant. Les revendications des années 1920 nourrissent celles des années 60, mais chaque époque semble sombrer un peu dans le néant et dans l’incapacité de se forger un idéal. Le film adopte la déstructuration formelle pour illustrer la déstructuration d’une génération, à la dérive faute de racines et de valeurs auxquelles se raccrocher, dans une société en décomposition, entre un passé qui n’est plus, un présent trop pénible pour qu’on l’assume et un avenir incertain. Il y a du Sartre dans cette réflexion sur l’identité, le moi et le « je » interchangeable et ses logorrhées d’une jeunesse qui ne cesse de discourir sur le néant de la vie. Au-delà de la lutte politique, quelque soit les époques, émerge cet irrépressible ennui qui s’empare de l’homme et fait obstacle à son désir viscéral d’exister. Cette revendication contestatrice mêlée de libération sexuelle rappelle en cela l’esprit de Zabriskie point et son refus d’un monde soumis au rendement et à la consommation.

L’histoire revue et corrigée, répétée, réinterprétée, construite et déconstruite d’Osugi permet à Yoshida d’organiser une réflexion extrêmement complexe sur le sens de l’Histoire, sur le progrès, ainsi que sur la création de mythes. Les jeunes héros en quête d’identité sont marqués par la vacuité de la vie et la révolte constante et tentent de se raccrocher à des modèles imaginaires propres à incarner leur désespoir. Toute la vision que peut avoir Eiko du personnage d’Osugi n’est que fantasme et mythification, conformes à ses propres désirs, à ses propres aspirations et à sa quête d’identité. Par extension, Yoshida opère une mise en abime de la fiction et du cinéma, Osugi devenant un personnage réel fantasmé par le personnage fictif d’Eiko. En réévaluant sous différentes facettes le personnage d’Osugi Yoshida prend nettement des distances avec les convictions de ses personnages : la revendication de l’amour libre par l’anarchiste prend l’apparence d’une proclamation des droits de libération de la femme mais dissimule parfois comme un nouvel alibi de la domination masculine quant son idéologie aboutit à la multiplication de ses conquêtes. Cette justification de ses actes interroge la notion même de liberté : jusqu’où sa liberté ne devient elle pas la prison de l’autre ? Eros+Massacre revisite plusieurs fois des mêmes événements de l’histoire d’Osugi et en particulier de sa mort, à la manière de Rashomon, façon de relativiser les notions mêmes d’histoire et de fantasme historique et de souligner l’inanité de parvenir à une certitude en la matière et l’illusion de vérité historique.

Chaque vision non vécue secrète le mensonge : aussi montre t’il plusieurs fois le même événement, chaque version contredisant la précédente. Cette multiplicité d’interprétations et de perspectives produites par l’imagination accumulent les élucubrations faute de s’appuyer sur l’expérience authentique d’un sujet. L’assassinat d’Osugi sert de pivot aux variations sur le thème de sa mort, sans que le spectateur ne sache jamais s’il s’agit de la vérité, du rêve de l’étudiante à l’époque contemporaine (qui romantise, et fictionnalise sa mort), du paysage mental de l’une des maîtresses d’Osugi. A ce titre, un climat de pulsion morbide baigne le film selon une mise en abîme de l’esthétique japonaise de la mort. L’Histoire se soumet en quelque sorte à l’emprise d’une pensée collective qui la reconstruit et la réécrit. On en restera finalement tout juste à la vérité du fait brut : Osugi assassiné par un militaire avec sa maîtresse.

La forme admirable, extrêmement stylisée, sert ici intégralement le discours. Quand Yoshida utilise la surexposition de l’image pour que cette sensation d’un regard exposé sans répit au rayonnement solaire évoque la difficulté d’appréhender une vérité toujours inaccessible. Nous ne sommes pas loin de l’éblouissement qui conduit le héros de L’étranger de Camus au meurtre. Soulignant à nouveau les flux de perceptions individuelles Yoshida fait preuve d’une maîtrise inouïe de la dissymétrie du cadrage, synthèse de toutes ses expérimentations précédentes. L’empreinte sonore joue également un rôle prépondérant, décalée, accentuée, une harmonie trompeuse perpétuellement brouillée par des interférences. La virtuosité de l’agencement du temps et de l’espace égare le spectateur qui, à l’instar des protagonistes sur leur route incertaine, ne sait jamais où il est conduit. Le titre fait de ce lien du charnel et du meurtre l’empreinte qu’aura laissée un personnage historique tout autant que le témoignage des aspirations libertaires et des pulsions de mort de la jeunesse japonaise. En s’attachant à ces deux valeurs philosophiques dominantes Yoshida rétablit le pont entre l’évolution de l’Histoire japonaise de chair et de mort, celle du destin collectif et des destins individuels.

Chef-d'oeuvre de Yoshida, cinéaste majeur, qui fait de le rencontre entre le présent et le passé la matière de son cinéma. Cette invention toujours renouvelée autour d'une pensée en mouvement le fait échapper au soupçon de formalisme pour en faire un cinéaste à la rage contenue mais violente pour abattre les structures usuelles du pouvoir. Comme à son habitude, il fait preuve ici d'un grand sens du cadre en variant les effets. Il peut ainsi n'utiliser que le dixième inférieur pour montrer juste la tête du personnage et les neuf-dixièmes du dessus pour le paysage. Les cadres sont géométrisés comme chez Antonioni où le personnage ne surgit que tardivement dans un monde-cadre qui n'a pas besoin de lui. L'excès lyrique de l'esprit souffrant génére des images mentales comme chez Bergman avec un esthétisme plus net encore.

Distribution

  • Mariko Okada : Noe Ito
  • Toshiyuki Hosokawa : Sakae Osugi
  • Yûko Kusunoki : Itsuko Masaoka
  • Kazuko Ineno : Akiko Hiraga
  • Daijiro Harada : Wada
  • Taeko Shinbashi : Chiyoko
  • Ejko Sokutai : Toshiko
  • Etsushi Takahashi : Jun Tsuji
  • Masako Yagi : Yasuko

Fiche technique

  • Titre original : ······, Erosu + Gyakusatsu
  • Titre français : Eros + Massacre
  • Réalisation : Kiju Yoshida (Yoshishige Yoshida)
  • Scénario: Kijû Yoshida et Masahiro Yamada
  • Musique originale: Toshi Ichiyanagi
  • Image : Motokichi Hasegawa
  • Montage : Hiroyuki Yasuoka
  • Format : Noir et blanc
  • Durée : 165 minutes
  • Dates de sortie : 15 octobre 1969 (France)
    • 14 mars 1970 (Japon)