Goutte d'Or
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Goutte d'Or , film français de Clément Cogitore, sorti en 2022
Analyse critique
Ramsès, trente-cinq ans, tient un cabinet de voyance à la Goutte d’or à Paris. Au pied du métro Barbès, ses rabatteurs appâtent le client, distribuant par milliers des petits papiers imprimés d’une promesse : « Médium ». Ramsès reçoit, dans une pénombre travaillée à la bougie, des endeuillés prêts à payer en liquide pour des nouvelles de leurs chers disparus. Habile manipulateur et un peu poète sur les bords, il a mis sur pied un solide commerce de la consolation. Aidé de Grace et Michaël, il se renseigne grâce aux téléphones qu'il oblige ses clients à lui laisser. Sa réputation rend jaloux les marabouts du quartier spécialisés dans divers religions et pays qui avaient déjà bien du mal à survivre. Adama le met en garde mais la médiation de Céleste est un échec. L’arrivée d’enfants venus des rues de Tanger, aussi dangereux qu’insaisissables, vient perturber l’équilibre de son commerce et de tout le quartier. Ramsès demande la protection de Basil et de son chien. Un jour Ramsès a la réelle vision d'un corps enseveli sous les gravats d'un chantier. Ramsès doit accepter le rite protecteur de son père, Younes, qui pratiquait avec sincérité l'art de la divination au prix d'une paranoïa légère.
Le film, tourné dans le quartier de la goutte d'or, possède un ancrage documentaire très fort basé sur la transformation du quartier, la pratique des marabouts, l'animation autour métro Barbès-Rochechouart et la violence urbaine. Mais Cogitore dézoome cet ancrage social pour lui faire acquérir une dimension fantastique, immémoriale, en mesure de dépasser les conflits sociaux et de rassembler les générations.
L' absence de recours au religieux de Ramsès fait qu’on peut venir de partout pour le voir. Cette manière universelle de considérer les morts sans passer par la porte religieuse ou culturelle lui fait gagner des parts de marché. Ce n'est pas non plus un évangéliste qui hurlent sur une grande scène avec une imposition des mains comme un prédicateur américain. Dans les séances de Ramsès, il y a un côté presque thérapie de groupe mais qui reste dans l’intimité et ajoute une aura à ce que Ramsès instaure dans le face à face. Il a un côté mage, mais sans que les gens soient impressionnés ou apeurés. D’autant plus que Ramsès organise ces activités dans une salle de proximité gardant ainsi un rapport très local aux choses.
Son récit consolateur s'appuie sur les pratiques de son père, cette façon de murmurer à l'oreille :"je m'éveille avec toi ..., je me blesse avec toi..., je me retourne avec toi ; c'est moi qui te porte". Il le reprend avec "Mon père à côté de moi...derrière moi...de tous les côtés; faites que je marche."
Les couleurs et lumière, systématiquement orangées, celles du chantier la nuit, des bougies, des éclairages des rues, des couvertures de survie, des fers à souder, sont les métaphores de gouttes d'or. Il en est de même du collier que porte Ramsès. Volé par un enfant, il lui sera rendu par ceux qui auront survécu comme gage de son intégration dans le quartier, un nom qu'il peut porter, pour garder mystérieux et sacré celui donné par le père. Ramsès est en effet au départ un homme sans cesse sur le qui vive, aussi éloigné des marabouts du quartier que de son père ou des enfants des rues. Lorsqu’il se soumet à l'exorcisme du père en compagnie des enfants qui en répètent les formules incantatoires, il est réintégré dans un temps long dont son patronyme, Ramsès, était déjà porteur.
Cette séquence était préparée par son arrivée sous la pluie avec les enfants. Ramsès et les enfants sonnent à la porte du père. Le code pour l'ouverture de la porte, prononcé en marocain, forme une sorte d'invocation protectrice pour éloigner le mal:
- Devant la porte fermée, le diable s'en va
- Je réponds au diable dans la langue du diable
- Qui t'accompagne ?
- Ni homme ni femme, des ombres qui passent
Le père, dans la rue, traitait tous les passants de maudits puis voit le diable à l'œuvre dans la télévision qui fascine ses contemporains. Il retrouve une harmonie comme son fils, lorsqu'il est au milieu des enfants qui dorment dans des couvertures la nuit chez lui.
Clément Cogitore déclare:
Le point de départ de Goutte d’or , c'est d’abord de l’envie de m’éloigner un peu des grands espaces que j’ai aimé filmer dans Ni le ciel ni la terre ou dans Braguino et de me confronter à l’espace urbain, en bas de chez moi. J’ai longtemps habité dans les quartiers Barbès / la Goutte d’Or. Le film est nourri de ma connaissance et de mon amour pour ce quartier, de la manière dont il fait partie de ma vie. On a tourné de Barbès jusqu’à la plaine St Denis, sur cet axe qui passe par la Porte de la Chapelle et où l’on observe un mouvement assez monstrueux de la ville qui chasse les classes populaires et moyennes comme un rouleau compresseur. Avec en marge, les chantiers et les arrière-cours.
Pour moi, un film consiste avant tout à se brancher à un endroit du monde et se demander ce que l’on capte de l’énergie de ce lieu-là, à ce moment-là. En tournant, j’ai eu la sensation assez forte de raconter quelque chose de la ville qui n’appartient qu’au présent. Les marabouts sont une réalité du quartier qui m’intéresse énormément : qu’est-ce que le récit consolateur de ces médiums, avec ses règles, et ses escroqueries, mais qui en même temps prend en charge une douleur réelle ? Raconter ce milieu était aussi, pour moi, une manière d’interroger ce qui est à l’oeuvre dans mon travail, qui lui aussi procède du récit, et interroge cette nécessité de se raconter autant d’histoires.
J’avais envie de montrer un manipulateur, un escroc, mais que ce soit assez difficile de le juger. D’un point de vue moral, on ne peut que condamner Ramsès mais sa fiction est aussi nuisible qu’elle est consolatrice, soignante. Lui-même donne l’impression de ne pas vraiment saisir l’étendue et la complexité de ce qu’il fait. Quand il fait ses consultations, il est une présence à la fois chamanique et presque perverse, il joue sur les deux tableaux de l’empathie et de l’escroquerie.
J’essaye de ne jamais juger mes personnages, et d’autant plus dans le cas de cette communauté marginalisée, précarisée. Le monde des médiums de la Goutte d’or, c’est une petite escroquerie de la misère par des gens qui sont eux-mêmes dans la misère. Un ou deux voyants sont prospères mais globalement, c’est une économie de la survie. Je ne voulais pas être en surplomb, juste les prendre comme ils sont et m’interroger sur comment ils procèdent. Je me suis beaucoup documenté sur les médiums mais j’étais souvent déçu car en général, ce sont des escrocs assez mauvais ! Leurs embrouilles sont tellement grosses et visibles que c’est difficile de s’en inspirer, de s’intéresser aux personnages qui les racontent. En fait, le meilleur allié des auteurs et des metteurs en scène, plus que la documentation qui à un moment limite et étouffe, c’est l’imagination et le bon sens.
Si aujourd’hui je devais embrouiller quelqu’un, j'utiliserais internet, les réseaux sociaux. Ce qui rejoint une réflexion qui m’intéresse beaucoup : la question de l’identité numérique, du personnage qu’on se construit sur les réseaux. Ramsès n’a plus qu’à puiser dans cette fiction-là, la raconter d’un autre point de vue à son client.
Derrière cette soi-disant intuition géniale, il utilise un circuit psychologique précis pour atteindre les personnes, des outils techniques qui lui donnent des informations dont il sait à quel moment il faut les délivrer à son client pour ouvrir une brèche de confiance. Et saisir cette ouverture pour encore mieux manipuler, faire passer des généralités pour des informations précieuses, qui ne semblent concerner que la personne. Avec ce film, je me suis rendu compte que j’ai besoin que mes personnages fassent très bien leur travail pour pouvoir les écrire, et ensuite les filmer.
La bande d’enfants venus de Tanger était pas là au tout début du scénario. Ils m‘ont été inspirés par la réalité, avec l’arrivée à la Goutte d’or, vers 2016, de bandes d’enfants venus de Tanger. On les voyait zoner dans le quartier, et comme dans le film, certains sont même entrés dans des appartements par des échafaudages. À un moment donné, ils étaient vraiment devenus la terreur du quartier, plus personne ne savait quoi en faire, ils s’étaient même mis à dos les dealers car tellement incontrôlables qu’ils perturbaient le trafic de stupéfiants de la Goutte d’or.
Le grand chantier était celui de la Porte de la Chapelle, pour construire une université, un nouveau tram, le Grand Paris Express, préparer les jeux olympiques, exactement là où je l’avais écrit dans le scénario. Ce chantier raconte quelque chose de très fort, avec cette façade d’immeubles flambant neufs qui est comme une muraille protégeant le château fort Paris. Et devant, tous ces gravas, le périphérique, puis le reste du monde.
Distribution
- Karim Leklou : Ramsès
- Malik Zidi : Michaël
- Elsa Wolliaston : Céleste
- Jawad Outouia : Hachara
- Elyes Dkhissi : Fares
- Ahmed Benaïssa : Younes
Fiche technique
- Scénario et réalisation : Clément Cogitore
- Musique : Éric Bentz
- Photographie : Sylvain Verdet
- Montage : Isabelle Manquillet
- Sociétés de production : Kazak Productions ; France 2 Cinéma (coproduction)
- Durée : 98 minutes
- Dates de sortie : 20 mai 2022, , semaine de la critique (Festival de Cannes 2022)
- 1er mars 2023 (sortie nationale)
